Les technologies numériques permettent aujourd’hui d’imiter l’ensemble des images, de la peinture à l’estampe en passant par l’eau forte et la taille douce. Elles peuvent même singer les gommes bichromatées et autres tirages au charbon ! Mais ces pouvoirs ne sont pas seulement l’hommage de la dernière des technologies à des procédés traditionnels. Ils sont aussi l’occasion de revisiter notre rapport à la photographie.
Rappelons en effet que celle-ci a longtemps été tiraillée entre deux objectifs : d’un côté, reproduire rigoureusement la réalité du monde environnant - c’était d’ailleurs le sens du discours par lequel Arago a fait don de cette découverte au monde - ; et de l’autre, rivaliser avec la peinture. Ces deux aspirations ont chacune engendré leur mythe. De la première a découlé le piège d’une photographie pensée comme miroir objectif du monde ; de la seconde est né le rêve d’une intégration dans le circuit de « l’art », c'est-à-dire des musées et des galeries. Mais le numérique a engagé la photographie sur une voie nouvelle : affranchir notre vision des contraintes de notre oeil. Qu’il s’agisse de photographies faites par un appareil tenu à bout de mains, et sans regarder ce qu’on « saisit », ou d’images modifiées par un logiciel, le but est moins de capturer et de fixer l’instant qu’a le prolonger dans ce que notre oeil n’a pas vu.
Si le numérique ne provoquait que ce bouleversement, ce serait déjà beaucoup. Mais il en produit un second en rendant possible la création de liens entre des domaines qui n’en avaient jusque-là aucun. C’est ainsi que Gérard Joblot construit d’abord une sorte de chambre noire circulaire dont le fond, sans être sphérique comme celui de la rétine, n’est pas non plus plat comme celui des appareils photographiques habituels. Ensuite, une fois sa pellicule impressionnée et développée, il scanne les images obtenues, les transforme à l’aide d’un logiciel informatique, puis les fixe sur papier à l’aide d’une imprimante à jet d’encre. Les formes et les couleurs ainsi modifiées produisent des harmonies plus proches d’une gravure du XIXème siècle que d’une photographie d’aujourd’hui, mais c’est tout l’intérêt du numérique que de pouvoir dérouter nos repères !
Ce que fait Gérard Joblot relève en fait de cette nouvelle culture photographique dans laquelle « rien n’est vrai, rien n’est faux, tout est fabriqué ». Avec les technologies numériques, les images se donnent en effet de moins en moins comme un miroir du monde et de plus en plus comme une matière première que chacun est invité à transformer. Gérard Joblot va même plus loin puisqu’il fabrique lui-même sa propre boite de prise de vues !
Or cette activité de transformation a un modèle : ce sont les premières traces que l’enfant laisse volontairement, à partir de son huitième mois et avec lesquelles il joue : poussières, bouillie, voire excréments, tout est bon à cet âge pour alimenter son bonheur à transformer le monde entre ses doigts. Avec les technologies numériques, le paradigme de nos relations aux images est moins le miroir devant lequel nous nous immobilisons comme face à un tableau que la manipulation des traces.
Mais, du même coup, la photographie évolue. Elle cesse de faire référence à la mémoire pour devenir une source de jeux sans fins qui prennent le réel pour prétexte plus que pour modèle : recadrer, découper, mettre en valeur certains détails, autant de manipulations qui cessent d’être l’apanage des laboratoires spécialisés pour devenir un bricolage quotidien accessible à tous. La nouvelle génération grandit dans une culture où les images ne sont plus seulement ce qu’on regarde, mais ce qu’on fabrique. Une récente publicité à destination des adolescents proposait d’ailleurs un appareil téléphonique munis d’une caméra avec le slogan : « Faites-vous vos films ». Dans cette campagne, on voyait des cadrages donnant aux photographies prises des significations sans commune mesure avec la réalité située devant l’objectif. Aucune image n’est absolument vraie, aucune n’est absolument fausse, toutes sont des mises en scène. Et ces nouveaux enjeux s’apparentent plus à ceux du dessin – et notamment du croquis, rapidement tracé et aussitôt corrigé – qu’à ceux de la chambre noire. Ce n’est pas un hasard si les couleurs privilégiées par le numérique évoquent autant les pastels et si, dans les blogs des adolescents, les images mêlent de façon inséparable dessin et photographie. Le numérique n’est pas un média nouveau, mais une technologie qui permet à la fois d’imiter et de relier entre eux tous ceux qui l’ont précédé.
Gérard Joblot hybride un antique sténopé de bois avec un logiciel dernier cri. Et il nous offre ses photographies comme de merveilleuses boîtes magiques ouvertes sur des assortiments de formes colorées.
Serge Tisseron